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Avant-propos

Cet article a été publié dans HOME STUDIO en 1998.

Depuis, Gus Dudgeon s'est tué, avec son épouse, dans un accident de voiture. C'était le 21 juillet 2002, près de Reading (Angleterre). Il était âgé de 59 ans.

Pour lui rendre hommage, ses pairs dans le monde de l'audio anglais ont créé une fondation qui porte son nom : la Gus Dudgeon Foundation For Recording Arts -- cf. http://www.gusdudgeonfoundation.com/

Elle a été "lancée" officiellement le 30 juin 2004. C'est Chris Hook, un vieil ami de Gus (qui l'a produit alors qu'il était musicien du groupe Voyager, dans les années 70), qui en est l'Administrateur. C'est d'ailleurs grâce à Chris que j'avais pu interviewer Gus.

Dans l'enceinte du College of Arts and Design de Reading, un studio porte le nom de Gus Dudgeon, et sa console perso, une MCI, y est installée.

 


Gus DUDGEON
Un as de la production !

 

Depuis ses débuts comme assistant en 1961, Gus Dudgeon est devenu une légende des studios en Angleterre, à l’instar d’un Tony Visconti ou d’un Ken Scott. Traversée par de multiples collaborations avec Elton John, sa carrière l’a aussi amené à travailler avec Joan Armatrading, Elkie Brooks, Jennifer Rush, XTC, Fairport Convention, The Beach Boys, et, bien sûr, David Bowie, mais aussi à gérer un studio commercial, à superviser le son d’une série de concerts symphoniques et à fonder une association de producteurs/ingénieurs. Tout un programme ! Franck Ernould

Gus Dudgeon est connu comme producteur artistique, mais aussi en tant que membre fondateur de Re-Pro, l’organisation d’ingénieurs/producteurs anglo-saxons. Il s’est retiré voici deux ans pour “laisser la place aux jeunes”, mais on le voit toujours fidèle au poste dans diverses réunions ou assemblées audio, APRS, AES et autres. Un parcours exemplaire pour cet Anglais qui n’imaginait pas vraiment, au départ, faire carrière dans le son. Lorsqu’en 1961, il pousse pour la première fois, un peu par hasard, la porte d’un studio d’enregistrement, il a 18 ans, mais a déjà tâté de pas mal de petits boulots, et il ne se sent pas trop attiré par ce monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence. C’est en reconnaissant les panneaux acoustiques muraux présents en arrière-plan sur la photo de pochette d’un album de Lonnie Donnigan, un artiste qu’il adorait, qu’il se rend compte que cet endroit est de ceux que fréquentent les vedettes ! Le directeur du studio l’informe qu’aucun poste n’est disponible pour l’instant, mais le reçoit quand même, et Gus est amené à “frimer” quelque peu, affirmant que le fonctionnement des magnétophones n’a pas de secret pour lui. Heureusement que ses parents en possédaient un à la maison, ce qui était rare à l’époque. Bref, trois mois plus tard, le patron de ce studio le rappelle, et le voilà devenu “tape op-tea boy”...

“Tea-boy” est un terme très parlant, mais que signifie “tape op” ?

Tape operator, c'est, littéralement, l'opérateur des bandes. Il faut savoir qu’au début des années 60, la télécommande est un concept inconnu. L’ingénieur du son ne bouge pas de sa console, et il revient à l’assistant, assis à proximité du magnétophone (qui est éloigné de l'ingénieur du son, pour ne pas le gêner à cause du bruit, de gérer pour lui les transports de bande (le concept d’auto-locators n'est pas encore inventé), en s’aidant des indications approximatives et changeantes de l’éventuel compteur mécanique, et d’effectuer les drop ins/drops outs [entrées/sorties d'enregistrement pour ne refaire qu'un mot, quelques notes...]. Là, danger : l’électronique ne permet pas encore d’entrer ou sortir d’enregistrement sans laisser, si on n’y prend garde, un “cloc” retentissant sur la bande. Il faut donc, d’un geste rapide du poignet, éloigner momentanément la bande des têtes au moment précis des drops... Tout un art !
Je suis resté dans ce studio pendant quelques années - puis je suis passé aux studios Olympic, qui étaient déjà très célèbres alors. Beaucoup de grands artistes américains ou anglais y enregistraient, pour de grosses maisons de disques. Le succès commercial du rock et de la pop music ont rendu un temps les affaires difficiles : les groupes trouvaient que les ingénieurs “maison” d’Olympic étaient trop âgés pour comprendre ces nouvelles musiques, et préféraient aller à Pye ou Decca. J’ai été quelque peu mis en disponibilité, j’ai donc décidé de prendre le taureau par les cornes, et je suis parti travailler chez Decca, dont les studios se trouvaient à cinq minutes à pied de chez moi...

Toujours comme assistant ?

Oui, mais au bout de trois mois, j’ai pu passer à la console, en 1964 ! Lors d’une séance avec les Zombies, l’ingénieur du son était rentré de déjeuner complètement ivre, au point que les musiciens l’ont mis eux-mêmes dans un taxi et l’ont renvoyé chez lui ! J’ai donc terminé à sa place “She’s not there”, enregistré la face B de ce 45 tours en fin de journée... Et la chanson a été un hit ! Du coup, j’ai enregistré tous les disques suivants de ce groupe ! J’ai ensuite travaillé avec John Mayall, les Small Faces, les Bluesbreakers et même les Rolling Stones, lors de leur audition pour Decca.
Vers 1968, je me suis aperçu que travailler à la console ne m’amusait plus beaucoup. Je n’ai aucune notion d’électronique, je ne sais pas comment une tranche ou un micro fonctionne, mais je sais reconnaître un son de qualité d’un son pourri, et, mieux encore, je sais comment faire “sonner” ce que j’enregistre. C’est tout ce qu’on me demande ! C’est à cette époque que deux des plus grands producteurs avec lesquels je travaillais, Andrew Lloyd-Weber et Denny Cordell (“A Whiter Shade Of Pale”, Procol Harum), m’ont mis le pied à l’étrier en me proposant de travailler au coup par coup pour leurs sociétés de production respectives. Je suis vite devenu producteur free-lance, un des premiers en Angleterre après Joe Meek, Glyn Johns, Tony Visconti... et j’ai quitté Decca, pour qui je n’ai jamais travaillé en tant que producteur.
J’ai alors connu une période très fructueuse au studio Trident, à Soho, où l’ambiance était parfaite : Robin Cable, Ken Scott et moi, nous nous partagions les séances, les idées jaillissaient, le studio était un lieu de passage incessant, l’atmosphère propice aux rencontres, aux discussions avec les artistes... J’ai ensuite découvert le studio Marquee, qui était fantastique - un des premiers huit pistes de Londres, dès 1968.

Une de vos premières productions était un disque de David Bowie ?

Oui, “Space Oddity”. J’ai aussi produit des disques pour The Strawbs, The Locomotives, le Bonzo Dog Doo-Dah Band, qui était plutôt une co-production, puisque c’était Paul McCartney qui avait commencé à travailler sur leur disque. Ce groupe d’étudiants faisait une musique assez comique, parfois hystérique, on peut s’en rendre compte en les regardant dans le film “Magical Mystery Tour”. Ils avaient leur propre émission de télé à l’époque, “Do not as just you’re said” - le public anglais ne les a pas encore oubliés. Leur batteur, Larry Smith, est un de mes amis les plus proches aujourd’hui encore.
J’ai aussi réalisé une version “clean” de “Je t’aime, moi non plus”, indiffusable à la BBC pour cause de respirations jugées obscènes. Je n’ai d’ailleurs rencontré Gainsbourg qu’à la fin des années 70 : quel drôle de personnage... Quand je l’ai vu, il était saoûl comme un cochon, il portait un costume d’au moins 1000 £, on aurait dit qu’il avait dormi avec depuis deux semaines, tout froissé, plein de cendres de cigarettes, de taches. Il m’avait fait écouter sa “Marseillaise” reggae, dont il était très fier...

Back to the Sixties ! Comment avez-vous rencontré Elton John ?

Il avait beaucoup aimé “Space Oddity”, il m’a donc demandé de travailler avec lui ! Il était alors songwriter professionnel, et les premiers singles sortis sous son nom chez Philips me semblaient très bons au niveau composition, mais manquant d’efficacité “commerciale” dans la réalisation, presque “banals” dans les arrangements, les orchestrations. J’ai pressenti qu’Elton avait bien d’autres possibilités : appuyé par un ami arrangeur, Paul Buckmaster, avec qui j’avais déjà travaillé sur “Space Oddity”, j’ai réussi à obtenir carte blanche de sa maison d’édition, qui voulait au départ... George Martin comme producteur ! Je savais que le style pianistique d’Elton se marierait harmonieusement avec les arrangements presque classiques, pas du tout “variété”, de Buckmaster. Après quelques semaines de travail avec Elton sur les démos de ses nouvelles chansons, nous avons mis en boîte son premier album en une semaine, au studio Trident. Le succès fut au rendez-vous... Puis nous sommes allés, en 1971, enregistrer “Honky Château” au château d'Hérouville, puis, en 72, “Don’t shoot me..” et, en 1973, “Goodbye yellow brick road”. Je n’avais encore jamais quitté Londres pour travailler, et je me suis retrouvé d’un seul coup en pleine campagne française, dans cet endroit magique, à l’atmosphère étonnante, pendant des périodes de 5 à 6 semaines... Je pourrais parler du Château pendant des heures : j’ai gardé un grand souvenir de Michel Magne, le propriétaire, qui était fou, mais extrêmement attachant.
On devait traverser le studio situé sous les combles, au deuxième étage d’une aile du château, pour accéder à la cabine. Je me souviens que lors de mon premier passage au Château, le groupe Zoo était en plein enregistrement. Je les avais donc entendus jouer “en direct”, dans le studio. Lorsque j’étais entré dans la cabine, j’avais été extrêmement surpris d’entendre exactement le même son, les mêmes cymbales, la même grosse caisse qu’en “vrai”. Un peu plus tard, quand Elton travaillait seul, son piano et sa voix sonnaient de façon très naturelle, très pure, je n’ai jamais retrouvé cette impression ailleurs. De plus, ils avaient sur la fin, en 1973, une console MCI un peu customisée, la même qu’au studio Marquee, à Londres - c’est vous dire si j’étais dans mon élément !

 

C’est sur votre demande qu’on a réalisé, au Château, la fameuse “Elton box”...

Pour le premier album d’Elton, enregistré à Trident, j’avais pris l’habitude d’enfermer le batteur dans une cabine à part, ce qui me permettait de mettre le piano d’Elton au beau milieu du studio sans avoir aucun problème de séparation acoustique. À Hérouville, le studio possédait bien sûr des cabines d’isolation, mais le groupe voulait absolument rester le plus uni possible, les musiciens exigeaient d’être les uns à côté des autres, de se voir, de s’entendre. Pas moyen, dans ces conditions, d’obtenir physiquement une séparation acoustique suffisante. Je me refusais par ailleurs à “coller” les micros dans les cordes, je trouve le son recueilli ainsi très mauvais. J’ai donc eu l’idée de construire une boîte coiffant le piano, traitée acoustiquement à l’intérieur et me permettant d’éloigner les micros d’environ cinquante centimètres des cordes sans pour autant capter trop de sons parasites provenant des musiciens installés dans le même local. Le menuisier du Château me l’avait construite immédiatement, sur mesure, et le résultat obtenu était très bon. J’ai d’ailleurs repris ce système lorsque nous sommes allés à Caribou, enregistrer avec Elton après 1974.

Etes-vous retourné ensuite à Hérouville ?

J’y ai enregistré le début d’un album de Joan Armatrading, vers 1975, et accompagné Bernie Taupin, qui y a produit un album des Allman Brothers, resté méconnu.

Vous êtes resté longtemps fidèle à Elton...

Douze ou quatorze albums, je ne sais plus ! Il est vrai qu’à cette époque, il n’était pas rare de le voir sortir deux albums la même année, voire plus, comme, en 71, “Madman accross the water”, le live “17/11/70”, et la BO “Friends”... C’était vraiment beaucoup de travail, mais j’étais très heureux de passer tout ce temps avec lui en studio : c’est vraiment un immense artiste, et grâce à cette prolificité, je n’étais pas obligé de me coltiner des séances “alimentaires” : je produisais vraiment qui je voulais, je choisissais ce que je voulais faire entre les séances d’Elton, sans avoir la pression du hit obligatoire (NDR : rappelons que les producteurs sont généralement payés via les royalties de ce qu’ils produisent ; si le disque est un flop, ils ne perçoivent pas grand-chose à part l’avance consentie au départ par la maison de disques, d’où une pression au succès parfois préjudiciable).

Votre collaboration s’est poursuivie jusqu’à l'album“Blue Moves”...

En 1976, oui, après quoi je suis parti. Elton est venu enregistrer, en 1978, “A Single Man” dans mon studio, The Mill, avec Clive Franks comme producteur. Curieuse situation, d’ailleurs, que de le voir travailler chez moi, avec un autre. J’allais le voir de temps en temps, et je me souviens qu’un jour, il avait composé un instrumental, en hommage à un coursier de Rocket Records mort la veille dans un accident de la route. Il ne savait pas trop quoi en faire : il a même failli ne pas le mettre sur l’album ! Après l’avoir écouté, je lui ai dit “Tu es fou, c’est un hit !” - “Mais il n’y a même pas de paroles” - “Ça ne fait rien, il est parfait ce morceau, ne change rien, je te dis que c’est un hit !”. Finalement, il m’a fait confiance. C’était “Song for Guy”...

Vous aviez un studio, alors ?

Elton avait eu plus de dix hits à la suite, j’avais donc gagné pas mal d’argent, et on m’avait conseillé, pour échapper aux impôts, de me lancer dans des investissements... J’avais donc acheté en 1974 cet ancien moulin dans la campagne (d’où le nom du studio), situé à Cookham, dans le Berkshire, au Sud de Londres, et j’avais mis deux ans à en refaire entièrement l’intérieur, en l’équipant de tout ce dont je rêvais, notamment une console 42 voies MCI JH-500, ma préférée, que j’avais fait modifier, avec deux bandes d’égaliseur médium au lieu d’une, entre autres, ou des mini-faders sous les faders principaux, qui pouvaient devenir des départs effets... J’avais discuté avec Phil Dunne, l’ingénieur du son avec qui je travaillais alors, puis transmis tous nos desiderata aux électroniciens de MCI, dirigés par Tom Hayes. Ce n’était pas une mince affaire : ils avaient dû changer du jour au lendemain la découpe des panneaux des tranches, mais les modifications demandées leur ont semblé tellement sensées qu’ils les ont incorporées à tous les modèles ultérieurs de la série JH-500 ! Nous avons quand même eu l’honneur d’une couleur et d’un châssis exclusifs, avec un patch plus important, de la place pour des périphériques...
J’ai produit à The Mill nombre d’albums à partir de 1976 : le premier fut Solution, un groupe hollandais, puis ensuite Shooting Stars, un groupe du Texas, un peu dans le style des Eagles, mais en heavy rock, Gilbert O’Sullivan, Kiki Dee, Audience...

Comment tous ces artistes venaient-ils à vous ?

Soit par leur maison de disques, soit par leur maison d’édition, comme dans le cas de Joan Armatrading auparavant. J’ai oublié dans ma “liste” Michael Chapman (“Fully qualified to vibe” a atteint le Top Ten), Colin Blumstone, sur le label Rocket Records d’Elton, les deux premiers disques de Chris Rea, Nigel Olsson, le groupe Voyager où mon actuel manager, Chris Hook, tenait la basse, David Fox, Lynn Dilson, l’album d’Elton “Ice on Fire”... pas mal de projets, à raison de cinq ou six par an ! Mais mon comptable m’a causé beaucoup de soucis : pas qu’à moi, d’ailleurs, puisqu’il est actuellement en prison pour avoir détourné 6 millions de £ des comptes bancaires de Sting. C’est par sa faute que j’ai perdu The Mill à la fin des années 80 : comptabilités inexactes, détournements de fonds, dissimulations diverses, bref les impôts me sont tombés dessus, n’ont rien voulu savoir, et je me suis retrouvé dépossédé de mon studio... Ironie du sort, The Mill a été finalement racheté par Chris Rea, en 1995, qui s’en sert désormais comme studio personnel (rebaptisé Sol Studios) !

 

Etiez-vous resté en contact avec Elton John après 1978 ?

Pas du tout. C’est lui qui m’a rappelé sept ans ans plus tard, en 1985, pour me demander de retravailler ensemble. Il en est résulté “Leather Jackets”, qui n’est pas vraiment mon album préféré. Est-ce parce que j’ai dû le réaliser sur une SSL, console que je n’ai jamais aimée ? C’est là une opinion tout à fait personnelle, je sais que beaucoup l’encensent, mais elle ne plaît pas à mes oreilles, son utilisation ne correspond pas à mon tempérament... nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, c’est tout !
Nous avons ensuite enchaîné sur “Ice on Fire”, encore à The Mill, puis le “Live in Australia”, fin 86, qui a représenté pour moi un travail énorme et inhabituel... Elton donnait une sorte de best of, avec grand orchestre sur scène, pendant six soirs de suite, à Sydney, en extérieurs. Nous avons tout enregistré, mais sur le disque ne figurent que des chansons du dernier soir, sans aucun montage !

Comment avez-vous obtenu ce superbe son sur l’orchestre ?

L’affaire était très difficile. Le groupe d’Elton avait une section rythmique particulièrement pétulante, deux percussionnistes, trois choristes, une section de cuivres... J’ai dû me remettre à la console : Clive Franks, l’ingénieur du son façade, m’avait appelé au secours un beau jour, avant cette tournée australienne. “Je ne sais vraiment pas quoi faire !” - “Quel est ton problème ?” - “C’est cette tournée avec Elton, il veut jouer sur scène avec un orchestre symphonique de 88 musiciens, ça ne s’est jamais fait !” - “Et combien tu as déjà de voies occupées par son groupe habituel ?” - “58 !”. Avec tous les instruments MIDI d’Elton, du second claviers, des effets partout, des harmoniseurs sur les chœurs et sur les cuivres, les deux percussionnistes avec leur set au grand complet, on arrivait déjà à ce chiffre insensé, et il fallait encore caser tout un orchestre ! Nous avons alors réfléchi ensemble au problème, et nous sommes arrivés à la conclusion que la seule solution viable était de prémixer, à part, dans un mobile à part, l’orchestre symphonique, en stéréo, et de l’envoyer sur la console avec les 58 autres modulations. Et voilà comment je me suis retrouvé, sans vraiment le vouloir, embringué dans cette tournée australienne, dans un camion muni de 7 consoles de prémixage, avec en point d’orgue le concert final retransmis via satellite dans le monde entier par ABC...

Vous rappelez-vous le nombre exact de microphones que vous avez utilisés ?

Pas précisément, plusieurs dizaines en tous cas. Mais je me suis vite retrouvé confronté à un autre problème : comment dissimuler tous ces micros sur scène, puisqu’il fallait prévoir la retransmission télé et les caméras sous tous les angles ? J’ai alors eu l’idée de construire au-dessus de l’orchestre une sorte de plafond, soutenu par de fins piliers télescopiques peints en sombre, plafond sur lequel je pouvais fixer mes micros tranquillement. En fait, ce dispositif semblait faire partie du show ! Le but recherché était atteint : aucun micro ou pied de micro apparent, vu des caméras... et du public !
Il m’a fallu ensuite rechercher tous les micros miniature disponibles, électrostatiques, electret, toutes marques, tous modèles confondus, que j’ai ensuite passés “au banc d’essai” : scotchés sur le plafond, en essayant diverses distances, sur divers instruments... En prenant quelques précautions, j’ai été très surpris par la qualité finale obtenue, sans égalisation ou presque. Le premier essai en situation avec la batterie a dissipé mes dernières craintes : l’isolation acoustique restait correcte entre l’orchestre et le reste du groupe. Pour les cordes, les micros étaient au plafond : pour les cuivres, je les avais fixés sur les chaises des musiciens assis devant eux ! Tous ces essais ont représenté plusieurs jours de travail.

Du coup, vous avez passé les concerts coincé dans votre camion...

C’était assez frustrant... Les premiers soirs, après le concert, j’entendais ceux qui y étaient dire “Le son était vraiment fabuleux” - mon prémix allait évidemment aussi bien à la sono de face que sur les bandes - mais je n’avais rien pu entendre moi-même ! C’est à la faveur de répétitions avec l’orchestre, un après-midi, que j’ai pu me rendre compte du résultat final : on m’avait remplacé à mes prémixes, et l’orchestre a accepté de jouer dix minutes supplémentaires rien que pour moi.

Et comment a réagi Elton ?

Sur un des chansons, l’arrangement mettait particulièrement en valeur les violoncelles, qui se voyaient attribuer des parties très importantes, qui devaient sonner vraiment distinctement et fort. Pour les faire “passer” à travers le groupe, sans risquer le feedback, j’avais dû les corriger très méchamment, au point d’en avoir des scrupules... À la fin du concert, Elton était venu me voir, dans ma petite boîte, et m’avait dit “Mon Dieu, Gus, alors là, tes violoncelles, vraiment fantastique, j’ai failli ne pas m’en remettre !”. Comme quoi mes scrupules étaient infondés...

Ce fut là votre seule expérience en sono ?

Ah oui, alors ! Seul Elton est arrivé à me faire faire ça... N’importe qui pourrait me le demander maintenant, je lui répondrais “Non, merci, j’ai déjà donné !”.

Aviez-vous participé à “Two Rooms”, album de reprises de chansons d’Elton John par de grands artistes internationaux (Sting, Jon Bon Jovi, Kate Bush, Eric Clapton, The Who, Rod Stewart), sorti en 1992 ?

Bien sûr ! J’y ai produit deux chansons, interprétées respectivement par Bruce Hornsby (“Madman...”) et les Beach Boys (“Crocodile Rock”). À propos de ces derniers, une anecdote : en discutant avec eux, je leur avais dit “Vous savez, Elton ne chantera plus jamais cette chanson” - “Pourquoi ?” - “Il se sent trop vieux pour chanter une chanson aussi bêbête” - “Excellent, nous sommes imbattables pour décrocher des hits avec des chansons bébêtes !”...
Il me semble que cet album aurait pu être plus réussi : le problème, lorsqu’il s’agit de rassembler autant d’artistes connus, est de garder une homogénéité dans l’assemblage final. C’est très difficile, d’autant qu’ils ont tous tendance à ne venir que pour enregistrer leur voix et à se désintéresser du reste... Sans superviseur, on tombe vite dans la juxtaposition, la compilation hétérogène, au lieu d’avoir une unité, un album qui se tienne...

Avez-vous travaillé avec des artistes français ?

Non. J’ai failli produire Julien Clerc, mais ça ne s’est pas fait. J’ai également visité les plus grands studios français actuels, mais sans jamais y travailler.

Avez-vous un studio favori à Londres ?

Je dirais Metropolis. Tous les studios sont différents, chacun étant assez typé. De plus, Metropolis possède une console très rare (l’autre se trouve au studio Master Rock, aux USA), une Focusrite, qui est vraiment, avec MCI, ma console préférée, d’autant qu’elle est équipée d’une automation Massenburg, la meilleure au monde à mon avis.

Et possédez-vous un home studio ?

Pas vraiment. Comme je vous l’ai dit, le matériel par lui-même m’intéresse peu. Je ne sais pas comment ça fonctionne, je m’en fiche, c’est de la mécanique, de l’électronique, ça ne me concerne pas. Les débats incessants pour savoir quel est le meilleur format pour ceci, la meilleure technologie pour cela, la forme de la courbe de réponse, je m’en fiche !
Cela dit, je prévois de construire cette année un project studio à côté de ma maison. Je choisirai moi-même mon équipement, en accordant une importance toute particulière à la console. Je n’ai jamais travaillé sur une Euphonix, je crois que je vais m’y intéresser tout particulièrement... En ce qui concerne le multipiste, j’achèterai probablement un 24 pistes Otari Radar, qui sonne très bien, et qui complètera fort bien un 32 pistes numérique. Au niveau des écoutes, je pense choisir des Tannoy. Ce sera essentiellement un studio d’overdubs : basse, guitares, voix, percussions... mais je n’hésiterai pas, le cas échéant, à aller travailler dans les grands studios lorsque le besoin s’en fera sentir, ne serait-ce que pour enregistrer une “vraie” batterie dans une acoustique généreuse...

Quels sont les derniers artistes que vous avez produits ?

Un album du groupe XTC, dont le chanteur, Andy Partridge, est à la fois adorable et haïssable... En mars 97, j’ai produit un album country pour un artiste danois, qui chantait avec un accent américain absolument impeccable... Surprenant ! Il a même été disque d’or dans son pays. Actuellement, je travaille sur la pré-production d’un album-hommage au Bonzo Dog Doo-Dah Band, le groupe “burlesque” que j’évoquais au début de l’interview. Larry “Legs” Smith, le batteur original, travaille avec moi, nous avons déjà enregistré quelques démos. Sur l’une d’entre elles, George Harrison joue du yukulélé (mini-guitare hawaïenne, NDR) ! Parmi les chanteurs ayant accepté de participer à ce “Tribute to...” : Ringo Starr lui-même, Elton bien sûr, un groupe nommé Sheffield..

Vous êtes-vous mis, ces dernières années, aux sonorités électroniques, aux loops, aux samples, aux facilités apportées par des logiciels comme Pro Tools ?

Par goût personnel, je préfère les sons acoustiques, ce sont ceux que j’emploie le plus dans les disques que je produis. L’électronique constitue davantage une finition qu’une base pour les chansons sur lesquelles je travaille. En revanche, si un projet exige un aspect électronique poussé, j’engagerai immédiatement le meilleur programmeur pour travailler dessus ! Aujourd’hui, il est incontestable que les musiciens se sont spécialisés à outrance dans tel ou tel style, alors que j’ai connu une époque où se spécialiser signifiait se marginaliser et perdre des séances... Mieux valait être le plus universel possible. Les ordinateurs ne m’ont jamais intéressé, et dès que le MIDI est arrivé, j’ai fait appel à des programmeurs, des musiciens connaissant parfaitement bien ce domaine. Ce que j’ai à apporter est ailleurs...

Merci à Chris Hook pour son aide à l’élaboration de cette interview.

Une autre interview de Gus Dudgeon, en anglais :

www.sospubs.co.uk/sos/jul01/articles/gusdudgeon.asp

Cet article est paru dans HOME STUDIO en 1998.


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Mis en ligne le 15/7/07

© 2007 Franck ERNOULD