De nombreux musiciens considèrent loreille absolue comme un don précieux. Quelle est son origine ? Peut-on lacquérir ? Ce qui est gagné en efficacité nest-il pas perdu en plaisir musical ? Eléments de réponses... Franck Ernould
Nest-il point troublant de se trouver confronté à une sorte
de fréquence-mètre ambulant qui nomme instantanément la
note, voire laccord que lon vient de jouer sur son instrument ? Nest-il
pas vexant de sentendre dire tu es trop bas dun quart de ton,
et de voir ce verdict péremptoire confirmé par son accordeur électronique ?
De même, nest-il pas humiliant, lorsquon sue sang et eau sur
une dictée daccords à quatre sons, dobserver certains
surdoués de la classe de musique la retranscrire dun seul jet ?
Mais dabord, quest-ce donc que cette oreille absolue quasi-mythique,
dont certains vont jusquà réfuter lexistence ?
Comment ça marche ?
Petite définition pour commencer – pas inutile quand on lit les imbécillités écrites sans vergogne sur un certain nombre de forums ! L'oreille absolue permet d'identifier, sans audition préalable d'une hauteur de référence, toute note musicale entendue. On reconnaît donc directement, par exemple, qu'une symphonie est en fa majeur quand elle passe à la radio, alors qu'on ne la connaît pas ; on peut déterminer directement la note jouée au piano par quelqu'un, sans voir le clavier, etc.
Comment ça marche ? Rappelons dabord sommairement le principe actuellement admis de la perception des hauteurs. Dans notre oreille interne se trouve un organe capteur appelé le limaçon. En forme de spirale, il est couvert de cellules ciliées répondant chacune à une zone de fréquences particulière (selon la théorie dHelmholtz). Linterprétation des fréquences, et donc de la mélodie, a lieu principalement dans la partie droite du cerveau, sa partie gauche traitant plutôt ce qui est langage. Partant du principe que le musicien doté de loreille absolue associe instantanément un nom de note (Fa, Sol, Ré...) à la hauteur quil perçoit, il est tentant de penser que ce don proviendrait dune capacité à faire communiquer les deux parties du cerveau. Cette hypothèse est infirmée par le fait que certains chercheurs ont montré que le planum temporal - région du cortex - des absolutistes était beaucoup plus développé à gauche quà droite.
Cette asymétrie est-elle innée ou acquise ? Nul ne le sait. Ceci étant dit, certains prétendent que de donner à son bébé une clochette en La le dotera à coup sûr de cet atout enviable. Amis lecteurs et parents de fraîche date, nous vous invitons à tenter lexpérience et vous donnons rendez-vous dici quelques années... Enfin, un chercheur américain a affirmé, en 1991, quil avait découvert des familles à oreille absolue : il semblerait donc que celle-ci se transmette comme un trait dominant de génération en génération. Le gêne correspondant serait présent chez un individu sur 1500, mais elle ne se manifesterait que pour un petit nombre dentre eux (un sur plusieurs dizaines de milliers). Elle est plus fréquente chez les non-voyants (plus d'un sur deux la possède), et bien sûr chez les musiciens professionnels (occurrence de 20%).
Loreille absolue serait donc un don, comme les yeux bleus ? Pas si simple
! Dautres études, statistiques celles-là, démontrent
que 95% des musiciens doués de loreille absolue ont commencé
la musique avant sept ans. A cet âge, le développement neuronal
et cortical est encore en cours : on pourrait donc croire que loreille
absolue sacquiert. Jusquà un certain âge seulement
: les faits montrent que daborder la musique après onze ans prive
doreille absolue, et les adultes parvenant à lacquérir
après coup sont rarissimes. On a également remarqué que
ce don était plus fréquent chez les musiciens non-voyants,
dont louïe est de toute façon beaucoup plus fine, oreille
absolue ou pas. Enfin, la dégénérescence de loreille,
à la suite de maladies du cerveau, peut avoir des conséquences
dramatiques sur la perception des hauteurs. Par exemple, Gabriel Fauré,
à la fin de sa vie, entendait tout atrocement faux, ce qui est un véritable
supplice pour un compositeur. Certaines oreilles absolues voient leur référence
baisser inexorablement avec lâge, ce qui les conduit à tout
percevoir trop haut...
Piano absolu et oreille absolue
Les dictées musicales sont, nous lavons vu, un mets de choix pour
les absolutistes. Là où une oreille normale a besoin
quon lui rappelle sans cesse le La de référence et travaille
par comparaison entre cette référence et la note entendue, loreille
absolue sen passe allègrement. La plupart de ceux qui en sont dotés
sont dailleurs capables de chanter à tout moment un La juste. Facile
à vérifier : la tonalité du téléphone est
un La 440 tout à fait précis.
Certains reconnaissent les variations spectrales, et non la hauteur. Par exemple,
le spectre dun son de corde à vide varie selon la tension de cette
dernière. Ainsi, il nest pas rare que des violonistes, entre autre,
accordent leur instrument sans aide extérieure, du fait quils aient
développé une mémoire spectrale, a priori sans aucun rapport
avec une mémoire des hauteurs. Ils "n'entendent" pas la hauteur, mais le timbre juste - puisque selon sa tension, le spectre du son émis par une corde change : de plus en plus d'aigus quand elle est très tendue, de moins en moins sinon. Dans le même ordre didées,
dautres absolutistes sont spécialisés sur leur instrument
: ils nomment instantanément les notes jouées au piano par exemple,
mais restent cois dès quon les joue sur une trompette. Leur oreille
absolue est en fait, là aussi, un analyseur de timbre très poussé.
Le nombre de notes reconnues simultanémént (accords) est également
très variable d'un individu à un autre. Des phénomènes (nous en avons connu un en classe de solfège, en fin d'études...) analysent infailliblement, note
par note, des clusters atonaux comportant parfois plus de dix notes, groupées ou disséminées sur l'ensemble du clavier, sans en rater
une seule ! Plus fort encore, des exceptions décomposent
même les bruits en suite de hauteurs, se plaignant dès quune
porte grince, parce quelle nest pas consonante !
Atout ou handicap ?
Cette analyse fréquentielle, involontaire certes, mais très fine et permanente, ne nuit-elle pas au plaisir musical ? En dautres termes, aime-t-on encore écouter de la musique si lon ne peut sempêcher de lentendre comme une suite de notes parfaitement identifiables ? A cela, on peut apporter plusieurs réponses. Premièrement, loreille absolue, très analytique, permet de suivre les polyphonies les plus complexes en temps réel, de reconnaître les sujets ou réponses dune fugue instantanément, même transposés. Phil Collins adore accorder les fûts de sa batterie : subtilité qui passera inaperçue auprès de ceux qui ne reconnaissent pas les hauteurs. Dans ces deux cas, loreille absolue, loin de nuire au plaisir musical, y contribuera... Pour un ingénieur du son, sur le plan dune écoute critique - justesse, problèmes daccords entre instruments -, elle est également un plus incontestable.
Quen est-il de celui qui écoute de la musique de façon récréative, nous direz vous ? Sil est vraiment pris par la musique, il désactivera automatiquement son oreille, ne se concentrera plus sur une suite de hauteurs, mais sur les lignes générales de la mélodie. Sil commence à chercher à mettre des notes sur ce quil entend, cest quil sennuie... Un peu comme au cinéma : si le spectateur se met à guetter les faux raccords à larrière-plan, cest que le film a quelque peu raté son objectif, qui était au départ de lintéresser ou de le distraire !
Par contre, une pénible gymnastique intellectuelle simpose nécessairement à un instrumentiste doué de loreille absolue désireux dapprendre à jouer dun instrument transpositeur. Les notes quil entend ne correspondent pas à celles qui sont écrites (une clarinette en Si bémol émet cette note quand on joue un Do écrit sur la partition) : révision des clés d'ut conseillée... De même, un organiste maudira son oreille absolue quand il devra transposer à vue laccompagnement quil doit jouer, là où un musicien pourvu dune oreille ordinaire décalera purement et simplement mécaniquement le clavier quand c'est possible, et jouera sur les notes habituelles, sans être le moins du monde dérangé par le fait que la touche Do produit un La... Une platine cassette ou un tourne disque trop rapide mettra également au supplice notre auditeur, incapable de supporter une oeuvre connue entendue un quart de ton trop bas ! Les oreilles absolues fanatiques dinstruments dépoque sont très troublées par les diapasons à 415 Hz... On se demande dailleurs comment faisaient les instrumentistes affligés de loreille absolue à lépoque de Bach par exemple, où le diapason pouvait varier dun ton dune région à lautre. Selon nous, Bach, véritable extra-terrestre musical, n'avait pas l'oreille absolue.
Michel Magne, Nat King Cole, Jacqueline Thibault, Ritchie Blackmore, Frank Sinatra, Joe Zawinul, Steve Kuhn, Pierre Boulez, Sviatoslav Richter et André Prévin (chef dorchestre) la possèd(ai)ent, tout comme lauteur de cet article. Et, par ordre alphabétique : Julie Andrews, Lera Auerbach, Jean-Sébastien Bach, Bela Bartok, Ludwig van Beethoven, Leonard Bernstein, Michelle Branch, Michelle Castellengo, Bumblefoot, Mariah Carey, Chopin, Bing Crosby, Chevy Chase, Miles Davis, Mia Farrow, Charly Garcia, Glenn Gould, Georg Friedrich Haendel, Jascha Heifetz, Jimi Hendrix, Erich Wolfgang Korngold, Phil Lesh, Yngwie Malmsteen, Spike Milligan, Niccolo Paganini, Nikolai Rimski-Korsakov, Camille Saint-Saens, Arnold Schoenberg, Paul Shaffer, Frank Sinatra, Phil Spector, Barbra Streisand, Brian Wilson, Yanni. L'été 2006, le pianiste Nikolai Luganski a trahi son appartenance au club "absolutiste" au Festival de La Roque d'Anthéron, en rejouant malicieusement, dans le ton, la mélodie du portable qui venait de sonner dans le public juste avant qu'il ne commence son récital. Encore bien au-dessous de Mozart, véritable surdoué puisqu'il savait, dès l'âge de trois ans, rejouer de mémoire toute une œuvre après l'avoir entendue une seule fois. Pas d'oreille absolue là-dessous (sauf à restituer ladite sonate dans la même tonalité), mais ce cher Wolfgang était vraiment un cas ! L'oreille absolue était en prime...
Alors, pour être au top quand on travaille dans la musique, faut-il avoir l'oreille absolue ? Doit-on acheter ces "méthodes-trucs" américains promettant de vous la donner en deux mois. Et, tiens, d'ailleurs, c'est vrai : comment les oreilles absolues anglo-saxonnes "entendent"-elles les notes ? A, Bé, Cé ??? Ey, Bi, Ci ? Ou les Chinois ? Certains scientifiques pensent que selon qu'on parle une langue "tonale" ou non, l'oreille absolue peut ou non se manifester.
Relativisons ce débat : la plupart des compositeurs de talent navaient pas loreille absolue. Cela tendrait à prouver, bien quelle jouisse dun prestige certain auprès des musiciens, quelle nen fait pas forcément des artistes...
Un livre à recommander, contenant un chapitre entier sur le sujet, disponible par exemple via amazon.fr :
Professeur Claude-Henri Chouard, "L'Oreille musicienne" - les chemins de la musique de l'oreille au cerveau
Éditions Gallimard, 350 pages - octobre 2001 --- édition de poche, Folio, 406 pages, novembre 2009
http://recorlsa.online.fr/oreillemusicienne/index.html/
http://news.bbc.co.uk/1/hi/in_depth/sci_tech/2001/san_francisco/1179664.stm
http://www.vocalist.org/perfectpitch.html
http://www.amarilli.co.uk/piano/perfectp.asp
http://www.perfectpitch.ucsf.edu/ppstudy.html
http://www.science-frontiers.com/sf111/sf111p07.htm
http://www.perfectpitch.com/ ("cours" d'oreille absolue)
http://www.perfectpitchpeople.com/ Quelques personnalités ayant l'oreille absolue
Mis en ligne le 18 juillet 2007
© 2007 Franck ERNOULD